Aux frontières du croire …

Publié le 10 août 2025 à 18:44

Aux frontières du croire …

À l’interface entre parole des victimes et institutions : le rôle des intervenantes sociales en commissariat et gendarmerie face aux violences sexistes et sexuelles et aux enjeux autour du consentement sexuel

 

L’inscription récente de l’acte sexuel non consenti dans le champ pénal des violences marque une étape importante dans la reconnaissance juridique des violences sexistes et sexuelles. Cette évolution législative ne constitue pas seulement un ajustement technique ; elle traduit une transformation profonde des représentations sociales du consentement et de la violence, ainsi qu’une volonté de mieux protéger l’intégrité et l’autonomie sexuelles des personnes. Mais si le droit établit désormais plus clairement que l’absence de consentement suffit à qualifier un acte violent, la réalité du terrain révèle une complexité bien plus dense : celle des récits fragmentés, des zones grises, des temporalités subjectives et des rapports de pouvoir qui traversent les relations interpersonnelles.

 

« (…) le consentement n’est pas toujours un acte de parole. Le consentement se dit, ou ne se dit pas, s’exprime ou se tait. Il est tout en intériorité et donne alors des signes, ou des preuves. Il est en tout extériorité, et montre dans ce cas sa force et sa clarté. Donner son consentement peut se dire ou s’interpréter, s’écrire ou se faire comprendre. Le consentement semble un mot simple, une notion transparente, une belle abstraction de la volonté humaine ; il est pourtant obscur comme l’ombre de la chair de tout individu singulier ». Geneviève Fraisse, Du consentement, 2007.

Le consentement, qui trouve toute sa place avec le déploiement du vocabulaire démocratique, se montre tout d’abord comme l’énoncé simple de « l’adhésion à une affirmation ». Ainsi, dans le (Dictionnaire Foulquié, dictionnaire de langue philosophique), il apparaît comme un « acte par lequel quelqu’un donne à une décision, dont un autre a eu l’initiative, l’adhésion personnelle nécessaire pour passer à l’exécution ». Geneviève Fraisse rappelle que consentir est un acte intime et singulier mais toujours en rapport avec d’autres êtres. Cette définition souligne donc « le mouvement du consentement, mouvement vers une proposition extérieure à soi, proposition à laquelle le sujet adhère ». Or, elle explique aussi que « tout être a une épaisseur qui complique l’élan de ce mouvement d’approbation, qui montre avant tout, le consentement comme un accord avec soi-même. Ainsi, même seul on est toujours déjà deux. » A ce titre, Pascal inaugure cette pensée de soi à soi-même en écrivant : « C’est le consentement de vous à vous-même et la voix constante de votre raison et non des autres qui vous doit croire », (Blaise Pascal, Pensées, 1670). Cette formulation montre comment le consentement, dans le lien avec l’autre est d’abord un rapport à soi. L’acte de consentement apparaît donc comme l’issue d’une « délibération », c’est-à-dire « la formule de la vérité sera donnée hors de soi, cependant que l’intimité de la décision, ou de la non-décision reste intense. Car le consentement, explicite ou implicite, extériorisé ou supposé, demeure une affaire nouée à l’intime du sujet ». 

Aussi, l’autrice met en évidence qu’il « existe un vrai spectre du consentement », un large éventail d’affects pour énoncer un oui ou un non. « Le consentement est parfois tacite, implicite, muet et, entre mimique et silence, les interprétations vont bon train ; inversement, il peut être acté, ou prouvé par des marques et des signes, des gestes et des mots ».

Elle rappelle également la dimension juridique du terme consentement en insistant sur le fait qu’il s’agit d’un consentement libre et éclairé, libre signifiant une décision prise sans contrainte, cette contrainte étant selon elle « le grand argument du violeur qui sait qu’il sera difficile de prouver qu’il ment », car forcer autrui peut prendre différentes formes, qu’elles soient physiques, psychiques, musculaires ou verbales, ce qui noie la notion de contrainte dans la confusion des explications possibles ; éclairé signifiant que la décision repose sur la connaissance des conséquences supposées, et enfin, elle ajoute l’existence d’un troisième sens, plus implicite, « inscrit dans le creux du silence », qui renvoie à l’expression même du consentement, c’est-à-dire sa manifestation.

 

Enfin, le consentement renvoie incontestablement à une « zone grise » dit-elle, c’est-à-dire à un espace intermédiaire où le oui et le non se mêlent, supposant l’égalité. Pour qu’il soit pleinement effectif, l'objectif est donc de sortir de ce brouillard.

 

Dans L’enjeu du consentement, Alexandre Jaunait et Frédéric Matonti (2012) explorent, à leur tour, la notion de consentement, cette fois sexuel, qui n’est pas, selon eux une simple formalité juridique, mais une construction sociale et politique profondément marquée par les rapports de pouvoir, en particulier les inégalités entre les sexes. Ils mettent en évidence qu’il est difficile de penser le consentement sexuel « à partir du moment où s'établit une relation hiérarchique et naturalisée entre les hommes et les femmes et que ces dernières ne peuvent revendiquer le contrôle ou la possession de leur propre corps ». L'idée d'un consentement sexuel est donc selon eux, historique car elle « suppose l'égalité des partenaires et des conditions sociales de possibilité d'un choix », et ne manquent pas de rappeler que le consentement en matière de sexualité émerge comme une exigence dans les luttes féministes, en particulier à l’occasion de celles de la deuxième vague, alors qu'elle apparaissait comme un impensable de l'histoire de la sexualité. En effet, dans l'époque antique en particulier, ce que nous appelons aujourd'hui « sexualité » renvoyait principalement à une « action sur » qui marquait le privilège pénétratif d'un dominant sur un sujet subordonné (femme, esclave ou garçon) et non un « acte caractérisé par la réciprocité et qui serait structuré par le vocabulaire et la pensée du consentement ». De nos jours, le vocabulaire moral contemporain, qui lie le consentement et la sexualité, se présente comme le produit d'une histoire occidentale, ainsi que la sexualité, désormais définie, normativement et culturellement, comme une action réciproque.

Enfin, dans le cadre d’une sociologie pragmatique, Cyril Lemieux dans L’enquête sociologique revient sur le processus de mise en énigme, qui consiste à transformer une réalité sociale apparemment évidente en une question problématique, nécessitant une explication. Il s’agit ainsi de suspendre l’évidence, de déconstruire les certitudes premières, pour faire émerger les mécanismes sociaux, normatifs ou symboliques qui sous-tendent un phénomène donné. La mise en énigme devient donc une manière d’ouvrir l’objet sociologique à une analyse critique, en révélant ses zones d’ombre et ses implicites. C’est dans cette perspective que je choisis de mettre en énigme la notion de consentement sexuel. Si celui-ci est aujourd’hui mobilisé comme un critère central pour distinguer une relation sexuelle licite d’une agression, il est souvent présenté, dans les discours dominants, comme une notion à la fois claire, individuelle et suffisante. Or, cette apparente évidence mérite d’être interrogée. Peut-on véritablement parler de consentement lorsqu’un flou persiste autour du vocabulaire qualifié de « zone grise » ? Peut-on faire abstraction des structures inégalitaires – rapports de genre, normes sexuelles, pressions sociales ou violences économiques – dans lesquelles s’expriment les volontés ? Le consentement est-il réellement garant d’une relation égalitaire, ou bien peut-il masquer, des dynamiques de domination intériorisées déguisées en libre choix ?

Ainsi, problématiser le consentement sexuel à partir du processus de mise en énigme de Cyril Lemieux revient à interroger ses fondements sociaux, ses usages discursifs, ainsi que ses implications concrètes dans les pratiques. C’est dans cette optique que j’ai choisi de consacrer ce papier à l’étude du consentement sexuel à travers une population d’étude bien définie que sont les Intervenantes Sociales en Commissariat et Gendarmerie (ISCG) qui jouent un rôle d’interface entre les victimes de Violences Sexistes et Sexuelles (VSS) et les institutions policières ou judiciaires. Situées à la croisée de plusieurs logiques – sociale, judiciaire, policière – ces professionnelles accompagnent les victimes dans l’élaboration d’un récit souvent fragmenté, chargé d’ambiguïtés et parfois difficile à nommer. Elles les aident à mettre des mots sur l’expérience vécue, à qualifier ce qui relève ou non d’un consentement, et à faire reconnaître leur situation, toujours dans le respect de la volonté première des victimes, dans un cadre légal parfois inadapté à la complexité des VSS, tout en évoluant dans des milieux professionnels uniformés et d’autorité de la police ou de la gendarmerie.

Dans ce contexte, selon moi, une interrogation majeure émerge : comment ces intervenantes participent-elles à la production d’un récit du non-consentement, à la fois intelligible pour les institutions et fidèle à l’expérience des victimes ? Leur action consiste-t-elle uniquement à reformuler un discours recevable juridiquement, ou contribue-t-elle également à co-construire une mémoire du vécu souvent flou, fragmenté, voire indicible, à travers un travail de mise en sens, d’interprétation et de légitimation ?

 

Faire exister la parole, préserver l’agentivité : l’intervention des travailleuses sociales en milieu contraint contre les violences sexistes et sexuelles

 

  1. "Je te crois" : Faire exister la parole des victimes de violences sexistes et sexuelles, une éthique féministe d’intervention sociale en milieu policier et militaire

 

« (…) le féminisme est associé à une posture de soutien inconditionnel, qui s’inscrit en rupture avec un regard culpabilisateur – tenu pour prédominant dans d’autres institutions, comme la police – et avec une position d’experte qui risquerait de mépriser l’expérience des femmes et reproduire des logiques de domination. Les travailleuses des associations, qui s’auto-identifient comme des advocates aux États-Unis et des militantes en France, disent ouvertement ne pas être neutres : elles travaillent aux côtés et pour des victimes » (Delage, 2018).

 

En reconnaissant que les silences ne sont pas des consentements, que les temporalités subjectives ne suivent pas les logiques policières, et que les doutes ne révèlent pas un manque de crédibilité, les ISCG défendent une lecture individuelle de l’expérience des victimes de VSS qu’elles accueillent, informent et orientent. Dans les entretiens que j’ai menés avec des ISCG, qui se qualifient, pour la majorité, comme ouvertement féministe, et accueillent des femmes victimes de VSS, une scène revient avec insistance : celle du moment où une femme raconte, ou tente de raconter, ce qu’elle a vécu. Ce moment, décrit par les professionnel·les comme « suspendu », « fragile », ou encore « sacré », constitue un point de bascule où la posture de l’intervenant·e devient cruciale. Il ne s’agit plus de demander, de conseiller, ou d’interpréter. Il s’agit, d’abord, de croire.

 

Ce choix de croire n’a rien d’évident dans un contexte où, historiquement, la parole des femmes a été mise en doute, disqualifiée ou relue à travers des prismes médicalisants, judiciaires ou moralistes. Les ISCG, pour beaucoup issu·es d’un héritage féministe parfois militant - notamment pour celles et ceux employé·es par une association d’aides aux victimes - réaffirment leur refus du soupçon. Une intervenante me disait ainsi : « Ce n’est pas notre rôle de comprendre pourquoi elle est restée, ou pourquoi elle est revenue. C’est notre rôle de l’écouter, sans détour ». Une autre allait plus loin : « Moi à partir du moment où quelqu’un m’a dit qu’elle a été victime de VSS, je ne demande pas si elle avait consenti, puisqu’en fait si une personne s’estime victime c’est qu’elle est victime. Moi je crois à la personne ».

Ce refus de l’évaluation morale ou judiciaire de la parole s’inscrit parfois dans une volonté plus large : « Je voulais faire en sorte moi d’offrir la possibilité à des victimes d’avoir une écoute bienveillante, sécurisante et quelqu’un qui les accompagne dans leurs démarches main dans la main en fait, en leur laissant la possibilité de faire leur propre choix ». Cette posture éthique et politique de refuser de rabattre la parole sur des explications comportementales, se fonde sur une reconnaissance du caractère situé et socialement construit de l’expérience des violences.

Aussi, l’écoute n’est jamais passive, elle est avant tout réflexive. Elle est travaillée, façonnée, incorporée. Inspirées des recherches de Pauline Delage, je comprends que l’écoute active constitue bien plus qu’une compétence : c’est un travail émotionnel à part entière et structuré par une compassion profonde. Elle repose sur un ensemble de techniques du corps et du cœur, où les professionnel·les apprennent à soutenir sans juger, à valider sans diriger. « Je suis très sensible à la question des émotions, donc je fais en sorte de nommer et de voir que j’ai vu », me disait Anne.

Les ISCG ne cherchent donc pas à extraire un récit complet ni à imposer une trajectoire de reconstruction. Elles valident l’expérience, soutiennent la subjectivité de la victime, et reconnaissent sa parole comme légitime en soi. Leurs mots d’ordres : soutenir sans dominer, entendre sans déstabiliser, croire sans interroger, positionnement ancré dans une éthique de la compassion, qui constitue un véritable « savoir-faire féministe ».

Cette attention se traduit par des techniques de l’écoute codifiées mais non figées : silence actif, regard bienveillant, voix posée, non-interruption. C’est une manière d’habiter la relation sans l’envahir. Ce que ces professionnelles refusent, c’est de reproduire l’expérience d’une audition policière ou d’un interrogatoire judiciaire. Car « tout est fait pour remettre en doute la victime » – et toustes, au contraire, affirment : « Moi je crois à la personne ».

Il se traduit aussi, à l’espace physique même de la rencontre : « …on essaie de créer une bulle où dans toute la rapidité de cette procédure, elles peuvent avoir un temps pour souffler. » Mais ce cocon est lui-même traversé par des normes — policières, juridiques et psychologiques. Et la notion d’emprise joue ici un rôle ambigu. D’un côté, elle permet de rendre dicible l’indicible, d’interpréter les comportements ambivalents non pas comme des fautes mais comme des effets de domination. D’un autre côté, elle risque de refermer l’écoute sur une grille explicative trop étroite.

 

  1. L’emprise à l’épreuve de l’agentivité

 

Croire, ce n’est pas toujours suspendre toute analyse. Et c’est là que surgit, selon moi, une première tension. Dans l’ensemble des entretiens, un mot revient avec force : l’emprise. Cette notion, désormais omniprésente dans les discours sur les VSS, semble offrir un cadre explicatif commode à l’incompréhensible : « Elle ne part pas, c’est l’emprise », « elle doute encore, c’est l’emprise », « elle minimise, c’est l’emprise ». L’emprise apparaît comme une réponse presque automatique à tout écart entre l’attendu (le départ, la colère, la rupture) et le vécu (la confusion, l’attachement, le retour).

Or, si cette notion permet, dans une certaine mesure, de déculpabiliser les femmes et de légitimer leur complexité, elle peut aussi, paradoxalement, produire un nouveau régime d’interprétation contraignant, où tout silence ou hésitation est aussitôt pathologisé. « Souvent quand elles ne se rendent pas compte c’est que souvent elles sont sous une grande emprise. Après, y a des personnes qui refusent (l’aide) et ça fait partie du boulot de l’accepter. C’est là où je te disais : on traite avec la temporalité des personnes, et donc potentiellement on accepte qu’elles repartent chez elles, mais on reste à disposition ».

Bien que les professionnel·les rencontré·es ne se revendiquent pas toustes d’un cadre psychologisant, la diffusion croissante de formations en santé mentale – souvent importées des États-Unis – a des effets durables sur les pratiques d’accompagnement. Tous·tes les ISCG que j’ai vu y ont participé au moins une fois depuis leur prise de poste, ce qui façonne leur posture et leur rapport aux personnes accompagnées, notamment à travers des outils d’objectivation comme celui de l’emprise.

Ce concept, central dans certaines approches nord-américaines et très présent en France, notamment dans le travail social, fonctionne comme une grille de lecture des dynamiques relationnelles entre auteur·es et victimes de violences. Il permet d’éclairer les mécanismes d’aliénation, de domination, et d’annihilation de la volonté. Mais son utilisation n’est pas sans effets sur la relation d’aide : elle implique une vigilance constante dans l’analyse des situations, parfois au prix d’une distance émotionnelle rigoureuse. Guillaume, ISCG, évoquait par exemple la nécessité de ne pas trop se montrer impliqué émotionnellement, même dans des gestes simples comme conduire une femme jusqu’à un centre d’hébergement. Le risque n’était pas tant la souffrance empathique que le débordement des limites professionnelles, un franchissement de la frontière entre empathie et fusion, conceptualisé comme un terrain glissant vers une perte de lucidité.

Cette prudence rejoint ce que Dodier et Barbot (2014) nomment une « tension fondamentale » de la compassion : trop en faire, c’est risquer de se perdre ; pas assez, c’est trahir la relation. Les ISCG doivent écouter sans s’effondrer, croire sans être dupes, soutenir sans imposer, un équilibre fragile renforcé – ou perturbé – par l’usage de l’emprise comme outil d’évaluation des situations. Dans ce contexte, l’objectivation peut devenir un fil à la fois sécurisant et contraignant, enfermant parfois la relation dans des grilles d’analyse rigides.

Certaines professionnel·les féministes soulignent d’ailleurs les contradictions entre ces cadres et les réalités de terrain, notamment dans leurs interactions avec les institutions policières ou judiciaires : Mélanie affirmait, en ce sens, « Je suis confrontée à un certain nombre de discours qui ne sont pas très ok, notamment au sein des forces de l’ordre ». Cette tension entre cadre militant et logique institutionnelle rend l’usage de l’emprise ambivalent : outil de dénonciation des violences systémiques, il peut aussi devenir normatif, assignant parfois malgré lui des trajectoires de sortie ou des injonctions à la plainte.

Ainsi, toustes les ISCG que j’ai rencontré rappellent que la justice n’est pas l’unique horizon de la réparation : « La justice, elle est pas toujours juste. » Cette position traduit une volonté de ne pas réitérer la violence en imposant un parcours balisé aux victimes : « Moi ce que je refuse de faire, c’est d’obliger une victime qui a déjà été contrainte à avoir un rapport sexuel à faire un dépôt de plainte ». L’enjeu est bien de préserver l’autonomie des personnes accompagnées, même lorsque l’outil « emprise » semble désigner une situation de contrainte évidente.

Dans cette perspective, l’accompagnement se veut non directif : « Je pars de là où elles en sont. Si elles n’ont pas envie de m’en parler, elles n’en parlent pas » ou encore : « Je vais jamais employer le “d’accord/pas d’accord”, parce que ça voudrait dire que je remets en doute la parole de la victime. » Ce refus de mise en doute entre en résonance avec la critique des usages trop systématiques ou psychologisants de l’emprise : tout ne se réduit pas à une manipulation ou à une domination invisible.

Face à l’idée que les victimes seraient passives ou brisées, les ISCG réaffirment leur force de vie. A cet effet, Cholé me disait : « Les victimes elles ne sont pas… faut pas les imaginer comme des personnes misérables qui arrivent dans le bureau et qui font que pleurer parce qu’en fait souvent, et c’est assez impressionnant, elles ont une force de vie » avant d’ajouter : « Elles ont une force, ça souvent elles se rendent pas compte, dans les démarches qu’elles font. C’est-à-dire qu’en réalité elles sont capables de soulever des montagnes ».

Cette reconnaissance de leur puissance d’agir va à l’encontre d’une lecture strictement psychologique de l’emprise, qui pourrait figer les victimes dans un rôle d’objet car « L’important, c’est qu’elles redeviennent sujet », résume une intervenante.

Enfin, certain·es questionnent jusqu’à la terminologie même d’« accompagnement », préférant parler de présence ou d’accueil, dans une temporalité plus ponctuelle, plus souple. Et ce sont souvent ces petits gestes de reconnaissance qui comptent le plus : « Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de condamnation pénale que je vais attendre pour considérer une personne comme victime. »

Ainsi, l’emprise peut être un outil puissant pour rendre visibles certaines formes de domination, mais son usage implique une vigilance éthique constante. Mal manié, il peut invisibiliser l’autonomie des personnes accompagnées ou enfermer leur vécu dans une grille prédéfinie. Bien manié, il reste un levier pour nommer l’invisible, sans jamais substituer l’analyse à l’écoute ni la théorie à la relation.

 

In fine, l’ajout récent de l’acte sexuel non consenti dans le droit pénal marque une avancée majeure pour la reconnaissance des violences sexistes et sexuelles. Mais la traduction de ce principe dans la réalité vécue des victimes reste un travail délicat, où les frontières entre le « croire » et le « faire reconnaître » ne sont jamais entièrement nettes. Les Intervenantes Sociales en Commissariat et Gendarmerie incarnent ce lieu d’articulation entre parole intime et langage institutionnel. Par leur posture d’écoute, leur refus de la suspicion et leur vigilance à préserver l’agentivité des victimes, elles contribuent à redéfinir concrètement ce que signifie consentir — et, plus encore, ce que signifie ne pas consentir.

Leur action révèle aussi les tensions inhérentes à ce travail : entre compassion et objectivation, entre cadre militant et contraintes institutionnelles, entre reconnaissance des effets d’emprise et valorisation de la puissance d’agir des personnes accompagnées. Ces tensions ne sont pas des failles mais des espaces de négociation, où s’inventent chaque jour de nouvelles manières de nommer, d’écouter et d’agir.

Ainsi, comprendre le rôle des ISCG, c’est aussi interroger la capacité de nos institutions à accueillir la complexité du consentement, à dépasser les lectures réductrices, et à faire place à des récits où le droit, le social et le vécu s’entremêlent. Le défi, désormais, est de consolider cette articulation afin que l’évolution pénale ne reste pas un principe abstrait, mais devienne un outil réellement protecteur, au service de toutes celles et ceux dont la parole, encore trop souvent, peine à être entendue.

 

Zeynep Ciftci.

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